L’univers discursif : du probable au quasi véritable

mardi 18 janvier 2011
par  Admin

Linda LEQUIN, professeure
Université de Moncton

Perceptions et représentations

Une entente indispensable entre l’auteur et les lecteurs doit exister pour que le texte écrit atteigne son but, c’est-à-dire l’adhésion de ces derniers aux conclusions du scripteur. Pour que les deux parties jouissent de cette entente, selon Perelman (1988 : 37), il est indispensable d’obtenir l’accord de l’auditoire sur les éléments associés au réel (les faits, les vérités et les présomptions, donc les éléments objectifs) et au préférable (les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable, donc des éléments personnalisés, pour ne pas dire subjectifs). Mais les faits, les vérités et les présomptions sont peints par l’auteur du texte, et, règle générale, ne sont pas tout à fait aussi objectifs que l’on voudrait bien croire, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas toujours une reproduction fidèle du réel. Ils ne sont qu’un reflet affaibli et changeant de la réalité, donc teintés par les représentations que s’en fait le locuteur. Gunnersson (1992 : 171) l’a très clairement exprimé : « On peut considérer le texte comme la représentation de la perception des choses par leur auteur. » Pour sa part, Vignaux (1976 : 72) soutient que le sujet, qui opère dans et par l’argumentation, transmet à autrui « une représentation qui est subjectivité ».

D’un autre côté, les récepteurs ont, eux aussi, leurs propres représentations de la réalité, des représentations qui se forment et se transforment au gré des multiples interprétations des textes qu’ils ont lus. L’interaction entre l’énonciateur et ses locutaires doit nécessairement passer à travers ces deux niveaux de représentations, et, selon certains, elle se passe aussi à d’autres niveaux. Pour sa part, Péry-Woodley (1992 : 339) sous-entend une intention camouflée chez le scripteur à l’égard de ses locutaires : « La dimension interactive est primordiale puisque la présentation, l’emballage de ces objets (cf. Chafe 1976 : information packaging) est fonction de la perception qu’a le scripteur des connaissances et des croyances avec lesquelles les lecteurs présumés aborderont le texte. » En fait, on pourrait conclure que le locuteur compte sur les représentations de ses locutaires pour mieux les convaincre, et donc, mieux les manipuler. Enfin, la complexité des échanges entre l’auteur et les récepteurs est davantage compliquée par le nécessaire filtrage linguistique qui s’effectue dans tout discours. Comme l’indique Vignaux (1976 : ch.6), le langage reproduit une représentation de la réalité infidèlement, et d’une manière fort complexe [1].

Grosso modo, l’univers du discours est composé d’une conception de la réalité de la part du locuteur qui manipule (avec le langage comme matériau) la perception des lecteurs qui interpréteront cet univers créé, en quelque sorte, juste pour eux [2]. On est en droit de se demander s’il existe des limites à cette re-construction de la réalité. L’énonciateur a-t-il le pouvoir de peindre n’importe quel tableau sur lequel il intégrera sa vision personnelle, dès l’instant qu’il est vraisemblable ? Avant d’aborder les rapports existant entre la cohérence textuelle et la réalité, examinons quelques théories intéressantes sur la cohérence au sein du discours argumentatif.

Cohérence du discours argumentatif

Un locuteur établit la cohérence textuelle, c’est-à-dire qu’il crée un univers discursif ayant un sens, en déterminant l’objet de son analyse de telle sorte qu’il soit acceptable à son auditoire. En d’autres termes, pour qu’il y ait entente entre le locuteur et les locutaires, la détermination de l’objet ne doit pas choquer l’image ou la représentation que les lecteurs s’en font. Selon Grize (1981 : 7 à 11), le locuteur aménage son discours, composé non seulement de faits mais aussi de valeurs, en fonction de l’interlocuteur qui aurait le droit de produire, du moins intérieurement, un contre-discours en guise de réplique. Pour créer cet univers, l’énonciateur produit des images personnalisées de l’objet de ses propos en les enrichissant au fur et à mesure de son analyse. Il assure la cohérence de son monde en rattachant les objets les uns aux autres au sein de « faisceaux de propriétés » et en utilisant des articulations entre les déterminations des objets, que ce soit pour les associer ou les dissocier.

Pour Breton (1996 : 60 à 70), la création du monde discursif se réalise grâce à des stratégies énonciatives (l’association-dissociation des objets, la description, la qualification, l’amplification, l’expolition et surtout la définition qui insère une vision unique des choses dans cet univers recréé, recadré pour mieux le faire accepter par l’auditoire). L’objectivité paraît absente du cadrage discursif de Breton, mais la personnalisation des arguments y est bien ancrée. C’est sans doute Vignaux (1988 : 18) qui clarifie le mieux l’épineuse question de l’existence de ce « monde ». « Tout discours peut être défini comme ensemble de stratégies d’un sujet dont le produit sera une construction caractérisée par des acteurs, des objets, des propriétés, des événements sur lesquels il opère. » Il ajoute que ces stratégies vont se concrétiser à travers les types et les ordres opératoires choisis par le sujet pour créer une représentation déterminée, un « micro-monde » (en se référant à S. Papert) ou un « monde possible » (en renvoyant à R. Martin). Ces choix sont effectués consciemment par l’énonciateur dans le but de construire ce monde vraisemblable qui devra être accepté par les lecteurs.

Dans son explication du « lieu d’intervention du sujet parlant », ou le discursif, Charaudeau (1975 : 103) affirme que : « [...] le sujet communiquant fera des choix qui seront révélateurs de sa propre finalité, de sa propre identité, de son propre propos, et qui lui permettront de construire sa propre légitimité, sa propre crédibilité et sa propre captation. » En définissant les quatre facettes du raisonnement (déduction, induction, analogie et les opérations modales), Vignaux (1976 : ch. 5) assure ses lecteurs que la construction d’un fait est toujours révélateur du parti pris du sujet, le résultat d’une décision d’accentuer certains éléments et d’en occulter d’autres. Tout semble indiquer que les choix de l’énonciateur ont comme but la construction d’un monde discursif dans lequel les lecteurs accepteront la représentation de l’objet qu’on lui présente comme allant de soi. Cette acceptation semble pouvoir « aller de soi » si le locuteur sait comment mettre en valeur sa propre vision des choses et maîtriser les rudiments de la détermination et la transformation de cet objet par des stratégies discursives diverses.

Contraintes du sens accepté

Nous avons vu qu’une détermination d’objet entièrement objective ne paraît pas très plausible : d’abord, parce que l’orateur détermine l’objet d’après sa propre vision de cet objet ; ensuite, il filtre sa définition par des moyens linguistiques plus ou moins déformants, et il joue sur la représentation que s’en font ses lecteurs.

Comment fait-il pour faire accepter sa thèse avec des déterminations remplies de subjectivité ? N’existe-t-il pas des règles à son jeu discursif ? Dans le discours argumentatif, selon Beaudet (1999 : 109), « Pour que les faits agissent comme arguments, ils doivent être assertés dans les limites du doute raisonnable. » Charaudeau (1975 : 102-103) s’est vivement intéressé à la question de l’acte de langage qui relève d’une « intentionnalité » et s’organise « autour d’un espace de contraintes et d’un espace de stratégies ». Il croit que le projet de parole de l’énonciateur doit « [...] satisfaire à des conditions de légitimité (principe d’altérité), de crédibilité (principe de pertinence) et de captation (principe d’influence et de régulation)[...]. » Toutefois, ces contraintes n’empêchent pas que le texte demeure singulier et qu’il puisse présenter une vision originale, voire unique, de son objet. En résumé, pour ne pas bouleverser l’image ou les représentations que se font les lecteurs, les arguments et faits présentés doivent être crédibles, pas nécessairement vrais, mais sans aucun doute, vraisemblables.

Transformation de l’objet par la reprise modalisée

Le journaliste, comme le rédacteur professionnel associé à une institution quelconque, a une vision des faits qu’il partagera d’une certaine manière avec ses lecteurs. Son but premier n’est pas, nous l’avons vu, de rendre compte exactement de la réalité, mais plutôt de l’expliquer, de lui donner du sens. À partir du moment où il qualifie les objets de son discours, peu importe ses motifs pour le faire, il les transforme. Les objets deviennent teintés de sa vision personnelle, sa propre représentation. Petiot (1995) a montré que la dénomination est intimement liée aux modalités appréciatives de l’énonciateur. Retenons l’exemple qu’elle a cité : « Curieux débat dont l’intitulé même porte à controverse. On ne sait trop comment nommer l’objet du scandale : voile ? foulard ? tchador ? hidjeb ? Aucun de ces mots n’est satisfaisant, aucun n’est innocent. » (extrait de l’article de [R. Solé, p. 47]). Petiot et Reboul (1996 : 134) disaient justement que « [...] le discours journalistique, selon les mots qu’il emploie, construit des référents qui ne sont pas identiques ». L’objet est donc vu et interprété différemment par les différents énonciateurs, qui le peignent autrement pour leurs lecteurs. Le tableau ainsi peint a sa propre cohérence, son unicité, mais où se situe-t-il quand nous le comparons aux autres tableaux, peints par d’autres mains, elles-mêmes guidées par des visions, des représentations différentes ? Essayons de répondre à cette question.

Dossier Ritalin

Nous tenterons de voir jusqu’à quel point les représentations des objets diffèrent d’un discours à l’autre en nous servant d’articles sur le Ritalin. Il ne s’agit pas ici de faire ressortir les arguments en faveur de son emploi ni ceux qui s’y opposent, mais bien d’arguments qui représentent la vision des énonciateurs qui relèvent, censément, des faits, parfois fortement modalisés, il faut l’avouer. Les articles choisis ont tous été publiés en 1998 dans Le Devoir. Regardons s’il y a une réalité, ou alors des réalités différentes au sein de ces textes. Pour ce faire, nous allons d’abord examiner quelques déterminations du Ritalin pour savoir si sa perception est normalisée, acceptée globalement ; ensuite, nous relèverons les déterminations de la nature de la maladie qui exige ce remède, et finalement nous tenterons de faire le point sur le nombre d’usagers de ce médicament

Déterminations variées

Nous avons vu que les déterminations dans le « faisceau de propriétés » sont, selon les analystes consultés, subjectives. Cependant, elles peuvent revêtir l’apparence d’une certaine objectivité. Le Ritalin ne fait pas exception à cette règle, car il est déterminé de maintes façons. Les déterminations purement descriptives [3] du Ritalin reprennent son nom scientifique, le plus souvent en le mettant entre parenthèses, (méthylphénidate) (articles no 1-3-8) [4]. Il est aussi défini plus ou moins scientifiquement (ou objectivement) comme un « stimulant du système nerveux »(6), « un médicament prescrit aux enfants souffrant d’un déficit d’attention ou d’hyperactivité », et « une substance prescrite par un professionnel de la santé » (7) ou encore « un stimulant du système nerveux central. » Cette dernière détermination pseudo-objective est précédée d’un commentaire qui est loin d’être neutre : « Aussi étonnant que cela puisse paraître de prime abord [5], le Ritalin est un stimulant du système nerveux central »(3). Les déterminations subjectives sont très variées et imprégnées des intentions des énonciateurs. D’un côté, nous trouvons des qualificatifs positifs, surtout de la part de François Raymond, pédiatre [6] : « de précieux alliés », « un atout précieux », « un médicament éprouvé »(8). D’autres textes présentent des reprises modalisées de la problématique et de ses victimes, reprises imbibées d’émotivité et de négativité : « enfants Ritalin » (5), ou « une forme de contrôle des esprits », une des « voies chimiques » et un « impératif productiviste » (4), ou encore « des camisoles chimiques » selon Pierre Paradis (cité dans 2). Qu’en est-il, en fait ? Est-ce un allié sûr et précieux ou, au contraire, une manière de contrôler les esprits des jeunes ? Quelle que soit la réponse véritable à cette question, le Ritalin ne peut pas être tel qu’on l’a défini. Il est donc évident que les représentations fortement modalisées des énonciateurs s’opposent, pour ne pas dire se contredisent complètement.

Nature du problème

Cinq des huit auteurs se sont penchés sur le genre de « maladie » qu’est le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité. Il existe deux visions complètement différentes de la nature du problème auquel le Ritalin s’attaque. Une seule étude fait état de l’existence de ces deux visions : « Certains l’associent à un déséquilibre neurochimique de nature génétique, d’autres à une multitude de facteurs sociaux ». (6) Le premier camp est composé de deux auteurs tenant les « facteurs sociaux » comme source du problème. « Le recours au Ritalin procède de cette recherche typique de notre société du « Quick Fix » ou du « Band-Aid » de la solution magique et rapide qui restaure la performance et permet d’escamoter les vraies questions qui ne sont pas, pour la majorité, neurologiques, mais psychosociales ». (4) Luc Prud’homme, directeur de l’école Pie X à Laval, cité par une journaliste du Devoir, a affirmé que : « la source des difficultés de l’enfant n’est pas neurologique mais psychosociale et affective ». (2) Pénétrons dans l’autre camp, celui composé de deux personnes qui certifient qu’il s’agit toujours, ou du moins dans la plupart des cas, d’un problème neurologique. Le seul auteur ayant une formation médicale (un pédiatre) va jusqu’à réfuter des propos cités plus haut pour assurer ses lecteurs qu’il s’agit bel et bien d’un problème médical : « Un directeur d’école prétend que « La source des difficultés de l’enfant n’est pas neurologique mais psychosociale et affective. » Ce monsieur a probablement été mal cité. Les enfants souffrant de troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité ont un déficit neurologique ; leur cerveau est différent de celui des autres. » (8) Pour sa part, David Cohen (auteur de no 1) est cité dans une multitude de textes, y compris celui dans lequel il affirme que c’est « un nouveau problème de nature physique, génétique ». (3) En somme, il n’y a pas du tout de consensus sur le genre de phénomène qu’est l’hyperactivité dans ces univers discursifs. En examinant de plus près des assertions aussi divergentes, nous avons du mal à accepter ces tentatives d’authentification et de validation de l’objet. Cela dit, un lecteur qui n’a pas tous les textes sous la main en même temps n’a pas le même loisir de refuser d’entrer dans les manipulations discursives des auteurs.

Nombre d’usagers

Une troisième stratégie discursive utilisée pour créer l’univers du Ritalin dans le Devoir porte sur les efforts pour déterminer le nombre d’usagers. Dans la création d’un univers de confiance, l’établissement des données chiffrées peut être particulièrement convaincant puisqu’il donne l’illusion que l’énonciateur détient et partage la vérité. Dans le présent débat, les chiffres servent à situer les lecteurs au cœur de la réalité du Ritalin, une réalité qui, de toute évidence, devrait être la même pour tous. Comme les journalistes du Devoir n’ont pas pu se mettre d’accord sur ce sujet, il existe bel et bien une divergence d’opinion et une diversité de manières de présenter la composante chiffrée du nombre de prescriptions et d’utilisateurs du Ritalin.

Cinq auteurs présentent un chiffre qui correspond au nombre de jeunes utilisateurs du Ritalin ou qui révèle le nombre d’ordonnances de Ritalin, et cinq de ces auteurs dévoilent des chiffres en date de 1997. Ceux qui définissent le nombre d’enfants médicamentés y arrivent en divisant le nombre d’ordonnances par dix. Deux auteurs (6 et 7 [Nous reviendrons au no 7 dans deux paragraphes]) estiment à 179 000 le nombre d’ordonnances pour ce médicament, alors qu’un autre (3) affirme plutôt qu’il est de 183000 ordonnances. Le nombre de jeunes qui prennent cette pilule se situe à 17 900 pour les uns et à 18 300 pour les autres, c’est-à-dire autour de 1,6 % à 1,7 % de la population scolaire. Cohen, le quatrième journaliste (1) dit bien qu’on a avancé une estimation de 180 000 ordonnances chez les jeunes, c’est-à-dire 18 000 écoliers aux prises avec ces pilules. Pourtant, explique-t-il, en se servant des estimations de IMS, fabricant du Ritalin, il estime qu’entre 56 100 et 89 760 enfants québécois sont actuellement médicamentés ! Ceci signifie qu’entre 5,1 % et 8,2 % des écoliers prennent le médicament, selon Cohen. Il y aurait donc une différence variant entre 39 000 et 72 000 enfants au sein de ces univers discursifs qui peignent tous le même endroit, la même année. Comment peut-on justifier une telle transformation des données chiffrées ? Une donnée chiffrée est une réalité mathématique sur laquelle on se base quotidiennement pour prendre toutes sortes de décisions. Pourtant, personne ne crie « au scandale » !

Le cinquième auteur (2) emploie une autre stratégie argumentative que le nombre total de prescriptions de Ritalin au Québec. Il dissimule des chiffres étonnants dans les propos d’un directeur d’école : « À son arrivée à l’école il y a quatre ans (c’est-à-dire en 1994), 30 enfants sur 200 prenaient du Ritalin. » C’était, à son avis, « beaucoup trop ». En convertissant ce chiffre en pourcentage, il y aurait eu 15 % des élèves de son école qui auraient pris du Ritalin. Il est évident qu’entre le 1,6 % des premiers chiffres avancés et ce 15 %, il y a un monde de différence. Puisqu’un seul ensemble statistique peut être vrai, il en résulte que ces univers discursifs ne reflètent pas la réalité, mais des visions fort variées de cette réalité.

Pour sa part, l’article rapportant les propos des responsables gouvernementaux, intitulé Landry corrige les chiffres au sujet du Ritalin (7), présente un intérêt particulier en ce qui a trait à la stratégie discursive qui consiste à jouer avec le nombre d’ordonnances et le nombre d’usagers réels. Le vice-premier ministre du Québec attaque le chef de l’opposition qui affirmait que « le nombre d’écoliers consommateurs de Ritalin était passé de 35 000 à 179 000 depuis 1990 alors qu’il s’agissait en fait d’un nombre de prescriptions ». On cite vite M. Landry qui avait reçu à ce propos des lettres de IMS Canada, le fabricant du Ritalin, et du Conseil consultatif de pharmacologie qui « parlent plutôt de 179 000 prescriptions pour un maximum possible de 17 900 personnes ». C’est dommage que ces spécialistes n’aient pas pu être plus spécifiques ! Si les lecteurs s’étaient arrêtés un instant, ils auraient pu se demander si l’augmentation de 35 000 à 179 000 ordonnances ne demeure pas quand même inquiétante. Ici, le ministre a fait bifurquer l’attention des lecteurs de la prise de conscience du problème de l’augmentation des ordonnances au faux problème de l’interprétation des nombres. Le fait de désigner l’objet comme « 179 000 prescriptions pour un maximum possible de 17 900 personnes » permet à Landry de manipuler les lecteurs en montrant autre chose, un autre aspect d’une question qu’il voudrait, sciemment ou non, cacher ou camoufler. Remarquons que M. Landry use d’une autre stratégie basée sur des chiffres en disant : « Je ne veux pas que l’opposition multiplie par dix l’ampleur d’une question traitée. » Pourtant, il joue bien avec les chiffres, lui aussi.... De plus, il ne s’est même pas inquiété du fait que près de 18 000 jeunes dans sa province seraient traités pour une maladie difficile à définir clairement, par une drogue difficile à classer !

Conclusion

Une bonne partie des lecteurs du Devoir, ou de tout autre journal considéré comme « sérieux », sont conscients du fait que les journalistes voient les objets différemment, qu’ils ont une idéologie personnelle qui guide, pour ne pas dire dicte, leurs écrits. Certains d’entre eux croient que, pour avoir une véritable idée de la réalité, il faut lire différents journaux, puisqu’un quotidien propose habituellement une vision unique des faits. Chose étonnante, dans cette recherche, toutes les visions relevées provenaient d’un seul et même quotidien, Le Devoir. Ses lecteurs ont eu droit à différents écrits qui proposaient une multitude de données erronées variant d’un journaliste à l’autre, pendant huit mois.

En se basant sur les recherches de Culioli (1986), Vignaux (1988 : p. 116 et suite) développe une hypothèse intéressante au sujet de la « manipulation » des connaissances. Pour y arriver, il s’agirait que l’énonciateur sache manier le concept de « stabilité » (les régularités d’ajustement dans le discours pour que tous s’y retrouvent, et puissent communiquer) et le concept de « déformabilité » (les transformations constantes de sens, de conception, qui sont présentés comme stables dans le discours). L’énonciateur choisirait des propriétés de l’objet parmi les deux concepts : en éliminant certaines et en affirmant grandement d’autres, son discours arriverait à présenter « autrement » l’objet, d’où une manipulation certaine de la vision que se formeraient les récepteurs. Selon cette théorie, les assertions discutables, voire douteuses, des journalistes étudiés ne seraient que le résultat d’une certaine « composition de significations délimitées par rapport à d’autres ». Cependant, nous avons du mal à accepter sans sourciller des écarts aussi vastes entre les « significations » étudiées, qu’il s’agisse de déterminations essentielles à la description et à la compréhension de la nature de la problématique, ou encore de données chiffrées. Nous nous demandons donc où s’arrête la « zone de significations recevables » entre la représentation personnalisée de la réalité et la falsification des faits ? À partir de quel moment les écarts deviennent-ils inacceptables puisqu’ils ne représentent plus exactement (ou justement) la réalité, c’est-à-dire à partir de quel moment deviennent-ils des faussetés tout court ? Évidemment, la réponse varie d’un analyste à un autre...

Nous avons montré que les articles du Devoir déterminaient certains objets de telle manière qu’ils les ont rendus acceptables au sein de leur univers cohérent respectif, un univers restreint ayant un sens. Cependant, quand nous avons aligné les différentes visions, les divers univers, nous nous sommes aperçue que les faits construits ne concordaient pas, qu’ils variaient énormément l’un de l’autre, et que parfois, ils s’opposaient complètement. Oserions-nous conclure que même si l’univers discursif a besoin de cohérence interne selon les analystes cités, il n’a pas besoin d’être cohérent avec les autres univers discursifs, ni même avec la réalité ? Si nous acceptions cette hypothèse, faudrait-il aussi croire que le lecteur est pris éternellement en otage par les représentations, et parfois les caprices, des journalistes ?

Nous savons que l’objet peut être modelé à la faveur d’opérations modalisatrices des plus convaincantes. Néanmoins, les visions présentées dans les journaux doivent avoir un rapport soutenu avec le réel pour respecter le pacte de communication qui lie le média à ses lecteurs. Nous ne pouvons faire autrement que de nous demander ce qui advient des lecteurs aux prises avec cette multitude de données contradictoires et quel impact aura sur eux l’image qu’ils se forment de l’objet tel que le présentent les journalistes.

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(2). DES RIVIÈRES, Paule, « L’usage du Ritalin ne cesse de croître - Même les enfants de la maternelle en prennent. Le phénomène inquiète enseignants et spécialistes », Le Devoir, 28 mai 1998

(3). DUCAS, Marie-Claude, « L’usage du Ritalin ne cesse de croître - Une drogue proche de la famille des amphétamines, qui fait l’objet d’un marché parallèle chez les adultes », Le Devoir, 28 mai 1998

(4). LESSARD, Claude, « Le contrôle des esprits et des corps », Le Devoir, 2 juin 1998

(5). PAGÉ, Lorraine (Présidente de la Centrale de l’enseignement du Québec) et SAVARD, Luc (Président des enseignants et enseignantes des commissions scolaires du Québec) : « Les enseignants manquent de moyens, Les conditions dans lesquelles les professeurs travaillent sont parfois dangereuses », Le Devoir, 17 juin 1998

(6). PARÉ, Isabelle, « 4,5 % des écoliers de Laval prennent du Ritalin », Le Devoir, 9 décembre 1998

(7). La Presse canadienne et Le Devoir, « Landry corrige les chiffres au sujet du Ritalin », Le Devoir, 29 mai 1998

(8) RAYMOND, François, (Pédiatre), « Le traitement d’enfants à l’aide du Ritalin, Le temps d’une paix », Le Devoir, 5 juin 1998


[1L’impact des opérations langagières sur le discours et son sens fait l’objet de nombreuses recherches. En ce qui touche aux déterminations linguistiques (que ce soit les genres d’anaphores, les reprises, etc.), voir Maingueneau (1991), ou encore les recherches de Jacobi (1992) et de Beaudet (1999).

[2Voir Vignaux (1988, surtout le 4e chapitre)

[3Ch. Perelman, Traité de l’argumentation, p. 283.

[4Les chiffres renvoient aux articles tels qu’ils sont présentés dans le Corpus à la fin du présent travail.

[5C’est nous qui avons noirci cette partie du discours.

[6C’est ainsi qu’on le présente au début de son article.


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