Dans la jungle des hyperliens

D’abord, ne pas se laisser impressionner, ne pas paniquer devant la masse touffue d’informations à ordonner. Il me faut assimiler
cette luxuriance de données qui menacent de m’absorber. Jungle dévorante, tu ne m’auras pas. Je saurai me tailler un chemin,
maîtriser tes lianes et transformer ton anarchie en magnifique jardin. Armée du Géotexte, je m’en vais tirer des lignes, tracer des
droites, dessiner des angles et toute ta malveillance n’y pourra rien. Hypertexte, monde verbal inhospitalier, de tes longs fils
disparates qui aiment à s’enchevêtrer, je ferai un superbe tricot à ma taille. Tu ne perds rien pour attendre…

Une fois l’ennemi effarouché, le regarder de haut, cerner ses excroissances, relever ses reliefs et méditer le cours…de Madame Rey.
Le Géotexte est mon métier à tricoter. Trame de mon futur jacquard, ces formes géométriques vont mettre en ordre ce fouillis
indigeste…

Voilà, c’est fait, les motifs colorés sont bien délimités, ne reste plus qu’à dégainer les aiguilles à tricoter.
C’est une autre paire de manches… l’adversaire est retors et profite de chaque inattention pour tenter de reprendre le dessus. J’ai
beau tricoter des poignets aussi vite que je peux, les mailles de mes mots se noient sur la page comme avalées par un estomac
insatiable et cruel… je l’entends presque ricaner… la fébrilité gagne mon tricotement et mes doigts s’emmêlent…

Je me replie momentanément : mon tricotage est inutile, l’opposant est trop belliqueux, mieux vaut l’avoir par surprise… L’air de
rien, comme me soumettant, je me retranche à l’orée de la page d’accueil. Subrepticement, je me construis un abri, un avant-poste
 : les hyperliens de ma superstructure, les grands titres de ma prochaine victoire horticole.

Maintenant que je tiens le bout de laine de ma pelote, je m’aventure plus sereinement dans ces entrelacs exotiques. Peu à peu, je
décline les niveaux de mon Géotexte et y incorpore le magma végétal. L’épaisse flore se dissout et je crée des clairières, des
carrefours, un vrai cheminement aéré et agréable.
La machine est en route, l’ouvrage avance bien, mes aiguilles cliquètent sans repos : ma structure s’étoffe, prend corps, s’organise.
Les ponts de singe que j’ai posés offrent des allers-retours facilement repérables et aisés. La jungle hostile initiale passe de plus en
plus pour un jardin à la française… on s’y promène sans crainte de s’y perdre, tout y est à sa place. Une merveille d’harmonie !

Minute papillon ! Quel est ce trou béant ici ? Horreur ! Mon tissu textuel est mité ! Cette sous-partie est nue comme un ver !
Je ne me résigne pas et examine chaque pas, chaque page à la loupe…quel intestin affamé et nuisible est responsable de cet
accroc ? Le mien sans doute… Liée à ma tâche, je n’ai pas eu le temps de réunir les ingrédients nécessaires à un véritable dîner et
encore moins de les cuire. J’ai dû me contenter d’ingérer quelques racines peu digestibles… dur à admettre sans doute mais c’est la
triste vérité… mon cerveau patine dans ce milieu inamical et semble ramollir au contact de l’humidité ambiante… ce climat tropical
ne me vaut rien…

Je mijote, je macère dans ma culpabilité…
Récapitulons posément : j’ai cerné le contexte et les enjeux, mené ma recherche documentaire dans les broussailles griffues du
Web, j’ai trié les éléments utiles à mon rapport et rejeté les parasites endémiques, j’ai assimilé ces éléments pour en faire des
résumés, j’ai élaboré un Géotexte pertinent que j’ai ensuite décliné en autant de sous-parties que nécessaire… d’où vient la faille ?
Ou bien cette sous-partie n’a-t-elle aucune raison d’être ? Ma mauvaise humeur croît : je n’ai guère envie de replonger dans la Toile
inhumaine de la tarentule nommée Web… mais si le Géotexte l’exige… il va bien falloir que je supporte l’épreuve…

Rageusement, je vérifie tous mes hyperliens : la structure fonctionne bien, les contenus sont en place, seule cette sous-partie reste
désespérément vide…
Avec l’impression de digérer des cailloux, je retourne donc me perdre dans les méandres numériques, en quête du contenu
adéquat… j’endure la lecture désagréable d’un nombre infini de pages inopportunes, subis l’assaut d’une multitude de publicités
agressives pour -enfin ! enfin !- derrière ces aliments nocifs, découvrir le mets convoité.
Délicatement, je l’intègre à mon rapport.

Il ne me reste plus qu’à vérifier mes notes de bas de pages et à orner mon ouvrage d’une belle sitographie exhaustive, à lier elle
aussi à mon texte, d’un glossaire et surtout, surtout, d’un message d’intention pour mes mandants : manquerait plus que je ne leur
procure pas la carte et la boussole de mon jardin extraordinaire !

Ouf ! Je n’en peux plus mais je suis satisfaite : j’ai gagné le combat, terrassé l’adversaire, je revendique un repos bien mérité !
Pourvu que mes mandants ne soient pas des ingrats et ne viennent pas m’indisposer par quelques jugements défavorables et
autres mauvaises récriminations… !