L’absurdité du despotisme

Caligula, Albert Camus (1938)
jeudi 21 novembre 2019
par  Cécilia Tarek Strano

Ce monde est sans importance et qui le reconnaît
conquiert si ! liberté. Et justement, je vous hais parce que
vous n’êtes pas libres. Dans tout l’Empire romain, me voici
seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin venu un
empereur pour vous enseigner la liberté.
- Caligula -

Caligula effraye, Caligula manifeste de la colère et de la rage, Caligula est admiré, non pas pour ses valeurs mais pour sa cruauté, Caligula est libre, Caligula joue avec les vies, Caligula gouverne, Caligula décide de tout, Caligula détruit, Caligula écrase, Caligula existe dans la mémoire et dans l’Histoire, Caligula est un anti-héros, un despote, un tyran, Caligula exécute et se proclame être au-dessus des Dieux. Pourtant Caligula émeut et nous interroge sur l’existence même. Caligula… Mais qui est Caligula ? Le personnage d’une tragédie écrite et inventée par Camus ?
Si seulement.

Malheureusement, Caligula a existé, existe et existera : « Non, Caligula n’est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de vous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous […] ». révèle Camus dans un des épilogues pour Caligula.

Grâce à l’historien latin Suétone et à son ouvrage Vie des douze Césars, Camus trouve ses sources et esquisse avec habileté une page de l’Histoire. Surnommé l’empereur fou, Caligula a gouverné l’empire romain de 37 à 41. Créant le chaos, sa folie a fait couler beaucoup de sang pour son plus grand plaisir. Ses phrases les plus célèbres sont :
« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ! » ou « Le pouvoir donne ses chances à l’impossible. » Cela annonce la couleur de son règne : du sadique et de la folie.

CHEREA Connaissez-vous le mot favori de Caligula ?
LE VIEUX PATRICIEN, prêt aux larmes Oui. Il le dit
au bourreau : « Tue-le lentement pour qu’il se sente
mourir. »

CHEREA Non, c’est mieux. Après une exécution, il
bâille et dit avec sérieux : « Ce que j’admire le plus,
c’est mon insensibilité. »

Lorsque Camus prend la décision de retranscrire le règne de Caligula en pièce de théâtre, il met en scène l’absurdité de l’existence et du pouvoir. En effet, Caligula fait partie, avec L’Etranger et Le Mythe de Sisyphe de ce que l’auteur a appelé le « cycle de l’absurde ». L’absurdité, c’est bien ce sentiment qui nous accompagne tout au long de cette pièce. Ce sentiment de vulnérabilité face à un être cruel et des personnages apeurés et lâches. L’absurdité est également la mise en scène de deux forces opposées : l’homme à la recherche de raison et ce monde dénué de sens.

Au fur et à mesure que nous feuilletons les pages de Caligula, nous nous effrayons de découvrir jusqu’où un homme a le pouvoir de destruction. Et pourtant ce schéma n’est pas si loin de la réalité. Lorsque Camus écrit l’histoire de cet empereur, deux parties politiques gouvernent l’Europe : le fascisme et le nazisme dirigés par Mussolini d’un côté et Hitler de l’autre. Ces deux dictateurs décident du sort du peuple. La terreur règne. Ces deux hommes sont comparables à Caligula. Mais en fin de compte, Caligula est comme une répétition, l’ombre au tableau de cet excès de pouvoir. Caligula a régné, règne et règnera.

Ce livre est un chef d’œuvre, une remise en question de notre condition humaine : cette absence de sens et de raison qui nous égare. L’auteur nous bouscule et même si sa pièce de théâtre est âgée de 70 ans, la dénonciation est toujours d’actualité. Les gens souffrent mais l’acceptation est telle que tout le monde consent à souffrir. N’est-ce pas digne de l’absurdité ? Caligula a vécu il y a presque 2000 ans et pourtant son despotisme résonne encore en l’an 2019. Camus nous raconte une partie de l’histoire, cette partie que l’on n’entend que si l’on s’intéresse, cette partie qui est cachée parmi des milliers et des milliers de dates et de noms. Il joue l’historien et ose nous mettre en scène le passé. En lisant, nous apprenons et surtout nous comparons. Nous acceptons cette absurdité parce que c’est écrit ainsi et c’est peut-être cet acte le plus
délicat : d’accepter que ce soit écrit ainsi et non autrement. Pourtant en tant que spectateur c’est inacceptable. L’absurdité du despotisme nous brutalise, nous concentre vers la douleur que les décisions se répètent.

En prenant du recul sur cette pièce écrite par Camus, nous voyons comme le cycle de l’absurde fait écho au cycle de la révolte. Comment l’un répond à l’autre. Ce choix de cycle fait réfléchir sur les sociétés contemporaines. Caligula se lit avec des pincettes et avec beaucoup de distance. Son personnage est digne d’une très grande tragédie. Rien n’est laissé au hasard. Il suffit d’une phrase pour identifier les personnages qui encerclent le tyran : ses amantes, ses ennemis, ses amis qu’il perd au fil des pages et au gré des secondes.

Chaque fois que nous lisons Camus, il crée un espace, un espace de réflexion, un espace de remise en question. Comme si sa plume pesait sur notre esprit et voulait nous éclairer le plus possible, nous accompagner vers des réflexions étroites et mystérieuses. Camus est ce philosophe capable de matérialiser le temps de l’humanité en cycle, nous montrer jusqu’où va l’écho et il y pose deux mots : absurdité et révolte, absurdité et révolte, absurdité et révolte.

CHEREA […] Il nous menace dans ce que nous
avons de plus profond. Sans doute, ce n’est pas la
première fois que, chez nous, un homme dispose d’un
pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il
s’en sert sans limites, jusqu’à nier l’homme et le
monde. Voilà ce qui m’effraye en lui et que je veux
combattre. Perdre la vie est peu de chose et j’aurai ce
courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le
sens de cette vie, disparaître notre raison d’ ;exister,
voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans
raison.


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