Mémoires d’Hadrien, un succès mystérieux.

Par Jeannou, historien amateur féru d’histoires.
jeudi 19 novembre 2020
par  pierremariecaravano

Fadeur du politiquement correct qui n’émoustille que ses adeptes.

Une grande écrivaine, première femme membre de l’Académie française, un sujet sérieux, une époque captivante, un projet ambitieux, bref un spot attrayant pour le vulgus. Mais, une fois dans le livre, il faut attendre. Attendre d’être emporté. On se force de lire, on s’accroche en espérant qu’à un moment le sel va jaillir qui donnera la clé de ce succès, mais non. Alors, on se dit que seules les idées, l’engouement pour une vision politiquement correcte d’un passé malmené, sont l’explication du triomphe en dehors du talent incontestable pour l’écriture. Une bonne dose de politiquement correct, avec son cortège de préjugés presque puérils (relativité de la vertu, humanisme de l’hédonisme, etc.), distillée timidement et subtilement dans les idées prêtées à l’empereur, qui étoffent une narration insipide.
Peut-être que la fadeur est voulue me direz-vous, que l’angle sous lequel se proposait d’écrire Marguerite Yourcenar imposait ce ton terne, souvent ennuyeux. Peut-être. Dans ce cas, cet angle d’attaque constitue un bien mauvais choix, la succession d’évocations lapidaires réussit son effet : on s’ennuie. Il y a bien de trop rares fois où le texte prend consistance, mais cela dure quelques pages et l’auteur passe à autre chose. C’est que le fil rouge n’en est pas vraiment un. Ce n’est pas le tout d’avoir la forme, il est bon d’avoir du fond.

Une fiction non assumée, un plaisir non partagé.

Tout dans la démarche qu’a suivie Yourcenar semblait prometteur. Un désir profond de fidélité à l’histoire et au personnage, une volonté de s’imprégner du cadre de l’époque jusqu’à une adaptation des exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (selon les mots propres de l’auteur). Exercices qui consistent à recréer l’univers ambiant d’un évènement pour mieux le vivre de l’intérieur. Pourtant, au fil des pages, nous n’avons rien d’un Hadrien autoritaire et parfois cruel, nous ne reconnaissons pas l’empereur à l’humanisme sélectif. La volonté de « fidélité » de Yourcenar va jusqu’à la contrevérité historique sur certains faits . Quand l’idéologie fait place à l’histoire et que l’idéologue se revendique authentique et scientifique, il ne faut pas s’étonner d’un résultat médiocre.
Que l’on décide d’écrire une fiction à partir d’évènements historiques n’est pas en soi le problème. Revisiter l’histoire avec un œil contemporain a donné l’excellent film Gladiator de Ridley Scott, où tout, ou presque, tient de la fiction. La véritable erreur de cette œuvre c’est d’avoir voulu écrire une fiction pour soutenir des idées sans l’avoir assumé. Comme pour donner une force à ces idées, qui découlerait de l’autorité de la personne même à qui on les attribue. En voulant se mettre dans la peau de l’empereur, elle a en fait pris sa place et a écrit les mémoires d’une impératrice fictive. Sauf que, son souhait de fidélité met sans cesse un frein à sa verve. D’où la lassitude chronique dans la lecture. Seule l’introduction échappe à cette critique, mais celle-ci consiste en un étalage sommaire et superficiel d’une philosophie de vie, il n’y a que la plume qui rend supportable la lecture.

Un effet pervers d’autosatisfaction pour les uns, de déception pour les autres.

Il y a, tout au long de ces mémoires, ce paradoxe entre le fait d’aller trop loin et de rester en surface. Trop loin dans des idées qui, somme toute, ne brillent pas, puisqu’elles sont voulues suffisamment vagues par l’auteur pour que cela puisse « coller » avec le personnage d’Hadrien. En surface en ce qui concerne les évènements rapportés, qui sont plutôt prétexte à partager les idées de Yourcenar plutôt que d’écrire des mémoires fictifs. Là est le nœud du problème, l’histoire est prétexte à exposer des idées quand on attend que des idées soient prétexte à raconter l’histoire. On serait en droit d’escompter de mémoires qu’ils exposent la concrétisation d’idées phares, mais ces exposés sont succincts et creux. Qu’en est-il des idées ? Leur faible développement, leur valorisation à l’aide de préjugés, participent à les rendre indigestes, sauf pour ceux qui les partagent déjà.
L’expérience exposée n’est pas une validation de la pensée développée, car cette dernière repose sur une interprétation cloisonnée de la réalité. Yourcenar nous présente un Hadrien ouvert d’esprit lors qu’il est plus probable qu’il fut un homme qui imposait constamment son point de vue (caractère autoritaire du personnage reconnu par plusieurs historiens). Ce simple fait suffit à résumer l’esprit du livre : du moment que l’on pense pareil, on est quelqu’un de bien, si l’on s’écarte un tant soit peu de ces idées, au mieux on est gentil, mais de très loin (les barbares qui finiront par se romaniser), au pire on est un sectaire borné et stupide (les chrétiens et les juifs, qui n’ont de bon que ce qu’ils ont piqué aux romains et aux grecs).

La faim justifie les moyens. (Attention, procès d’intention)

Cette œuvre répond à une ambition plusieurs fois abandonnée par l’écrivain. Pour cause, écrire les mémoires d’une personne n’est pas comme écrire une biographie. Longtemps, Yourcenar fut rebutée par la difficulté de la tâche, elle a eu le courage d’aller jusqu’au bout, en cela on peut la louer. Mais n’était-ce pas irrationnel de vouloir faire parler Hadrien lui-même et de se refuser à créer un personnage de toute pièce ? Or, c’est ce qu’elle fait sans se l’avouer.
Peut-être servait-elle un dessein inconscient en elle : livrer une idole qu’elle considère comme l’homme modèle et lui donner vie. Le résultat, pour quelqu’un qui prendrait du recul sur l’histoire, ressemble plus à Frankenstein qu’à Sony . Elle a écrit un mythe qu’elle a appelé réalité afin de défendre des idées. Il eût été bon, pour le bien de son projet, qu’elle médite ces paroles de Verneaux : « le pire des préjugés est de croire qu’on n’en a pas, car on en a toujours, et justement un préjugé n’est nocif pour la vie de l’esprit que s’il est inconscient et inavoué. »


Publications

Derniers articles publiés

Navigation

Articles de la rubrique

Annonces

La formation Rédacteur Professionnel

Si vous souhaitez des informations concernant la formation Master Rédacteur Professionnel, unique en France, contactez :
marie-emmanuelle.pereira@univ-amu.fr
veronique.rey.2@univ-amu.fr


Le programme de formation RP

Vous trouverez le descriptif des enseignements dans l’onglet "formation Rédacteur Professionnel"